Sans mode d'emploi

Au départ, je voulais raconter l’histoire de cette jeune fille, débarquée du Vietnam à l’âge de dix ans, et que les grands bras républicains saisissent avec leurs mains articulées, puis redéposent sur une chaise en bois bancale, dans un préfabriqué scolaire déjà défraîchi.
Personne ne se risquera à dire : « tout va bien maintenant, ça va bien se passer ». Elle doit le comprendre toute seule, et en tirer les résolutions nécessaires pour construire sa vie ici. Une jeune fille qui, moins de dix ans plus tard, s’ouvre les veines dans la nuit, en taillant dans la longueur du bras avec une lame de cutter, et, parce que la mort chevauche moins vite que la douleur, elle ouvre la fenêtre de sa chambre, dans l’appartement familial, et elle saute.
C’est long à faire crever, la bête humaine. Son corps est retrouvé à distance de l’immeuble, sous un buisson famélique : chair froide, sang noir, éclat d’os, branches brisées, feuilles, terre collée, vomi. Une longue traînée, là où elle a rampé. Et dans l’appartement, juste sous la fenêtre : une trace cinglée sur le mur, son coup de fouet marqué au sang.
Voilà.
Pour l’essentiel.

Le roman est sans doute une discipline qui refuse de lâcher l’essentiel. Qui refuse de laisser partir l’essentiel dans les quelques lignes d’un fait-divers, dans la compréhension des causes.
Le roman, c’est cette sorte de sport où l’on tient fermement la corde, et où l’on tire. Une lutte où on retient les chutes, de toutes ses maigres forces, au-dessus du gouffre noir qui nous avalera tous, et nous fera disparaître du monde et des mémoires.
Le roman, c’est un entêtement. Refuser l’armistice que nous impose la perte.
Le roman est une guérilla.

Pour raconter l’histoire de Bach Mai, j’ai eu envie de tout un monde. Ces bâtiments, ces étages, les visages, les êtres, les voix, les histoires de ceux qui la connaissaient, qui l’avaient croisée. C’est beau de raconter une histoire dans une Cité. Même une sale histoire. C’est beau parce que cela convoque un peuple considérable. Considérable par la puissance vitale, tumultueuse, brutale, crue, multiple, qu’il génère.
Les Cités forment un cratère en activité, dont les humains sont une lave qui crépite, qui bout, qui explose, qui fume.

Dans les Cités paraît en 2011. Pour l’écrire, j’ai dû convoquer intensément ces figures, ces lieux, ces situations, ces accents, et tenir active l’incandescence de toute cette matière. Il en résulte des quantités de notes, de variations, de pistes bourgeonnantes, où le roman opère une sélection et un agencement.
Peut-être que Dans les Cités est une carotte qui fore et sonde cette matière vive.

Prolifération.
C’était la seule façon de rendre justice à ceux que j’avais convoqués.
Le roman est un moment de leur présence. Un des cristaux lorsqu’ils s’assemblent. Mais il y a plein d’autres façon de les raconter. Et c’était beau de les raconter encore. M, le malin. Budda, blessé et félin. GTA, rêveur malheureux. Génésis, la princesse future. La mère de Goune, qui accède au flux improbable de la Dépense. Ou Saï, le seigneur des boute-feus.
De lectures en lectures, j’ai remanié, retouché, réinventé leurs vies, leurs moments, leurs présences. Avec du texte, en déplaçant ma voix jusqu’à un point où elle leur ressemble, en invitant d
autres voix, en utilisant de la photographie, des bandes-sonores enregistrées ou éphémères, une pièce radiophonique (Dans les Cités), une pièce pour deux lecteurs et trois musiciens (De la guerre civile, ou, Disneyland après la Bombe) qui prend quasi le point de vue inverse des romans, des séquences vidéos en forme de longs travellings, etc.
Second volet du cycle, Fabrication de la guerre civile vint en 2016 caler cet univers romanesque d’un second pilier.
Deux monuments stables dans la prolifération d’un monde.

Avec cette prolifération, j’ai eu envie d’une carte. Et voilà évidemment l’origine de cette création numérique. Piqueter ce monde romanesque de fanions, marquer des repères, signaler les altitudes et les profondeurs. Une carte humaine, géologique, énergétique, mythologique. Une carte aux couleurs d’ombres.

La jouissance de la carte, c’est la manifestation de l’extraordinaire richesse du monde.
Quand le monde est un flux continu, la carte est un espace sécant, un espace où chaque point a du sens, où chaque point, chaque trait signifient, un espace de la manifestation et non l’espace lisse du monde où l’attention s’arrête seulement de temps en temps. Un espace où chaque point est un pli.
Avec la carte, l’œil est sans cesse arrêté, même là où en apparence il n’y a rien.
Il n’y a plus jamais de vide là où il y a une carte.

Une phrase est apparue très vite dans l’écriture, dès les premières notes, et elle est restée sur le rebord de la table, sans jamais trouver où se poser.
Est-ce que ces formes multipliées cherchaient un lieu où l’accueillir ?

Il n’y a pas de fantôme. Il semble que nous ne les méritons pas.
À la place, nous concevons des dimensions spectrales. Turin forme un duo avec un Ange, lequel lui survit, et devient à la génération suivante une Voix pour le Chiot. GTA recouvre des forces dans le vaudou, avec les rêves-énigmes de ses réincarnations successives.

J’aurais adoré que cette création numérique ait un usage. Elle a forcément valeur d’encyclopédie, elle hérite du genre de l’Index : une entrée par lieu, par personnage. Un catalogue systématique. Les sons, les images, ont été capturés durant les six ou sept années que j’aurai passé sur ce projet.


Courte incise. Un romancier est une plaine enneigée. Chaque jour. Toutes les saisons. Alors il est impossible que vous marchiez sans faire crisser la neige. Craquements sourds. Crissements feutrés. Vous y marquez votre empreinte, vous effleurez une branche et vous provoquez une pluie de flocons, aussi discret que vous soyez. Un corps de romancier, c’est un corps qui bruisse, et qui prend sans cesse les marques des pas des autres. Bien sûr, il y un moment où le romancier se souvient qu’en plus d’être une steppe sous la neige immaculée, il a aussi à voir avec un vieil atavisme prédateur, et il se penche alors sur ces empreintes pour les étudier : Oh, un escarpin 38 à talon fin… Quand il revient sur sa neige, le romancier fait usage des outils d’enquêteur, d’analyste, de démêleur de fils (avant de les réemmêler et de les tisser dans ses maillages romanesques). Il étudie. Mais la fonction première, c’est l’empreinte.
Fin de l’incise.

D’évidence, ce vaste cycle est un tombeau. Des morts doivent reposer.
Il y a désormais des cimetières numériques, où l’on place le souvenir d’un être cher, qu’il est possible de venir honorer, à distance, géographique et temporelle.
RADIOBUZZ-PIGEONNIERS est un cimetière. Tout un monde éveillé un bref moment à travers des créations romanesques multiples y repose. Un peuple de cendres. Un cimetière n’est pas explicitement fait pour être visité, mais il peut être visité. Il laisse la visite possible. Il laisse possible de s’attarder sur un nom, sur une épitaphe, sur une image gravée dans le marbre, sur l’indice d’un rire enfantin, sur une fêlure, sur des pleurs, sur la photographie d’une famille, d’une maison, d’un stade, d’une rue.
Peut-être que, avec la littérature, nos lectures sont des roses. Des roses que nous choisissons de placer sur la tombe d’inconnus qui nous deviennent proches, durant ce court instant où nous leur faisons face.
Le texte littéraire peut s’enfouir parmi les textes, et se couvrir de mousse et s’éroder implacablement. Mais un jour un nouveau lecteur entre. Et la littérature n’est rien d’autre que son entrée, et le grincement lorsqu’il pousse la grille.
C’est pour ça que nous construisons des cimetières. Pour sentir que quelque chose a été vécu. Pour faire face. Pour être touché. Pour que le fil de ces présences nous passe dans le cœur.
Chaque petite lecture est notre façon, discrète, de les honorer.




Charles Robinson